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Kamet (Inde, 7756m, octobre 2005)

Le Garwahl, région de l’élancé Shivling et de la Nanda Devi sacrée, sommets mythiques et magnifiques auxquels je voulais rendre visite depuis plusieurs années déjà. Je ne me satisfaisais pas de l’idée d’un trek, qui me laisserait frustrée de ne pas pouvoir grimper. Aussi, dès que l’occasion s’est présentée d’une expédition dans la région… Le Kamet, avec ses 7756 mètres, me donne l’opportunité de battre ce record personnel qui datait du Cho Oyu en 1994… une éternité ! Pour prouver que l’expérience peut remplacer l’enthousiasme et la générosité de la jeunesse ? Que malgré une dizaine d’années de plus, je suis encore capable d’aller aussi haut ? Pour quelle motivation, en fait ?

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Trek coupé en petites étapes, assez humides. Nous parvenons au camp de base historique à environ 4680 mètres : au pied de langues glaciaires, au bord de lacs glaciaires, quelques tentes sont déjà montées. Une expédition indienne qui nous salue chaleureusement via la personne de son leader, le colonel Ravi, qui nous offre thé et petits gâteaux. Non loin de là, trois autres tentes abritent les quartiers d’une petite expédition américaine (un couple) qui veut ouvrir une nouvelle voie en style alpin. Je retrouve l’atmosphère toujours spéciale propre aux camps de base quand de nouveaux venus sont salués par des expéditions arrivées depuis plusieurs jours ou semaines, avec leurs joies et / ou désillusions. Les uns pleines d’espoir, les autres déjà dans l’action. Les Indiens ont déjà installé leur camp de base avancé, vers 5400 mètres.
Un rayon de soleil permet de faire sécher le matériel, bientôt oublié devant la reprise de la pluie, qui tombe l’après-midi par intermittence. La tente mess est transformée en tripot.

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Le premier jour de grand beau temps nous change la vie ! Première vue sur les lointains Kamet et Nanda Devi, ainsi que nombre de sommets avoisinants. Le paysage ressemble au Cachemire indien, pas si loin de nous que cela, et est différent du Népal. Il s’agit de contreforts montagneux élevés, derrière lesquels s’élèvent de très hauts sommets abrupts.
Après une journée d’acclimatation à 5375m sur une bosse qui se révèle un magnifique belvédère, nous remontons la moraine jusqu’au camp de base avancé. Gros travail de terrassement pour installer les tentes sur des surfaces à peu près planes, de préférence pas sur la neige, ce qui n’est pas gagné parce que le paysage est bien blanc. Gilles et Michel sont experts pour sentir le bon emplacement, celui qui après une heure d’efforts permettra de dégager une plate-forme à peu près correcte.

Nous sommes dans un cadre somptueux et la neige fraîchement tombée alors que la pluie arrosait notre trek, fait étinceler les sommets. Les séracs des glaciers suspendus à leurs flancs ressemblent à de grosses meringues. Des volutes de neige s’échappent du sommet du Kamet sous l’effet du fort vent qui souffle en altitude.

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 Vers quatre heures du matin, j’entends et vois la tente bouger. Quelqu’un déneige activement. Qui est-ce ?
« Le Père Noël. Tu es enfouie sous des tonnes de neige », répond Martin, le bon samaritain avec son accent chantant du sud-ouest. Après en avoir terminé avec ma tente, il cherche celle de Fred et Mumu.
« Eh, les filles, où êtes-vous ? On ne vous voit plus ! »
Les filles dorment. Réveillées en sursaut, elles sont surprises.
« C’est Martin, je viens vous déneiger »… Merci, Martin !

La neige continue à tomber dru. Je mets le nez dehors vers 7h30, trouve une pelle devant la tente et entreprends de déneiger, pour la première fois de la journée ; cela constituera notre principale activité, à vrai dire. Toutes les deux heures, il faut dégager la neige qui s’accumule sur les parois et les côtés de la tente, pèse sur les arceaux, risquant de provoquer de la casse et de gros problèmes d’étanchéité. Il faut être prudent en passant la pelle sur le toit de la tente et faire glisser doucement la couche de neige : si la pelle heurte trop fort un arceau, elle fait immanquablement un trou dans la toile fatiguée. C’est arrivé à plusieurs endroits sur la tente de Franck et Charles-Henri, qui ont bientôt recours à tous les artifices pour colmater les brèches : couverture de survie, cape de pluie, parapluie…
Résultat de la neige qui commence à s’accumuler sur les abruptes faces glaciaires qui dominent la vallée et le camp, des avalanches dévalent. Constituées de neige poudreuse, elles s’accompagnent d’un souffle puissant qui atteint parfois le camp de base, semant les premières fois un vent de surprise voire de panique. En haut de la butte, les tentes des filles sont les premières visées. Quand on se trouve à l’intérieur, il faut s’appuyer sur les arceaux de la tente pour contrer le souffle. Tout le monde se rassemble rapidement dans la tente mess et branche son ARVA : on ne sait jamais… Les premières du genre nous créent des nœuds à l’estomac comme le craquement du sérac se fait entendre de façon sinistre ; après on s’habitue.

Le camp de base a pris des allures de camp militaire, chaque tente disparaissant dans un trou dont les bords dépassent la hauteur du toit. Nous en sommes à près de deux mètres de neige en trente-six heures.

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Un puissant souffle d’avalanche secoue à nouveau la tente ce matin. Il a neigé légèrement une partie de la nuit. En ouvrant l’abside, j’aperçois des morceaux de ciel bleu derrière des nuages qui vont et viennent et jouent à cache-cache avec les sommets plâtrés et encapuchonnés dans une gangue de neige : superbe !
Nous nous mettons en route pour le camp 1. Ludo, Jean, Gilles et deux sherpas sont en tête de file pour faire la trace. Ils enfoncent à mi-cuisse, parfois jusqu’à la taille, charriant des kilos de neige, se relayant tous les quarts d’heure. Les nuages laissent une large place au soleil et la température grimpe, en l’absence du moindre souffle de vent sur la moraine. La neige est vierge de toute trace, d’un blanc immaculé, éclatant : c’est magnifique. Le cirque dans lequel nous évoluons est splendide : la face Sud du Kamet, haute de deux mille mètres, domine un glacier qui occupe toute la vallée et sur lequel se sont formés des pénitents. Autour, les faces glaciaires abruptes sont majestueuses, couvertes de neige ; le vent d’altitude soulève cette neige fraîche sur les arêtes et les sommets.
Plus haut, nous pénétrons dans un cirque fermé par de massifs piliers de granit fauve qui se dressent d’un jet au-dessus d’un glacier que nous contournons par la droite par une pente de neige et une petite goulotte de glace avant de déboucher sur un plateau où le camp 1 est monté.

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Du camp 1, l’itinéraire vers le camp 2 louvoie dans une barre rocheuse. Crampons, casque, et en avant. Pente en neige, puis traversée rocheuse, puis une nouvelle grande pente de neige. Vient ensuite une grande traversée en mixte / neige / rocher avec des descentes et remontées, du gaz… La sortie se fait sur fond des séracs du glacier qui se trouve à droite de la barre rocheuse… infiniment esthétique ! Photo ! Puis on prend tout droit vers le haut avant d’aborder un système de vires ascendantes enneigées, jusqu’à un pas d’escalade facile toujours sur fond de séracs, avant une pente de neige. Je me régale. Il fait grand beau sans un souffle de vent, on peut grimper sans les gants ! L’horizon totalement dégagé laisse apparaître la chaîne de la Nanda Devi et du Trisul ainsi que beaucoup d’autres hauts sommets. Plus à gauche, un massif énorme, très haut… Conjectures… Le Daulaghiri ?? Enigme !

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Sortis de la barre rocheuse, nous longeons la pente neigeuse vers le sérac pour des photos inévitables, puis on arrive au plateau où est posé le camp. Trois heures trente de montée pour gagner l’altitude de 6600 mètres. Nous sommes à côté du grand glacier qui descend du Kamet, dont la face sud nous domine. Les faces glaciaires qui nous dominaient au camp de base avancé ne laissent cette fois plus voir que leurs sommets. Le site est magique, comme l’ascension qui nous a conduits jusqu’ici.

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Deux jours plus tard, nous montons vers le camp 3. Au fur et à mesure que nous nous élevons, le champ des montagnes s’élargit à l’horizon. Nous progressons individuellement jusqu’à une pente de neige au-dessus des séracs qui cache par endroits des crevasses, puis nous encordons. Le sac est lourd et je m’attache à donner à la cordée un rythme lent et régulier. Avec Mumu, Fred et Philippe, nous atteignons ainsi la barre symbolique des 7000 mètres. Le Kamet se rapproche. Devant nous, le col Meade. Soudain, comme la trace s’infléchit sur la droite, image floue causée par la neige soulevée par le vent, cinq tentes apparaissent… Mirage ? Le camp 3 ! Il est placé à trois cents mètres environ du pied de la face glaciaire du Kamet, à 600 mètres du col Meade.

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Le soleil nous accompagne plus longtemps qu’anticipé, mais finit par nous quitter vers 15h30. On se couvre dès sa disparition, pour ne pas perdre de précieuses calories.
Boire. Faire fondre de l’eau. Ne pas être obsédés par les rafales de vent qui secouent la tente, ne pas penser que des tentes identiques se sont déchirées au camp de base avancé. Espérons que ce vent va se calmer. Vers 17h, Ludo et Jean viennent nous rendre visite et annoncent le programme : les vents sont prévus à 50km/h pour demain, 70 le lendemain. Logiquement, nous allons tenter le sommet demain.
La température devient glaciale, sortir satisfaire une envie naturelle est un supplice, les doigts collent aux arceaux de la tente quand on s’y appuie pour ne pas renverser le réchaud en sortant. Une vapeur épaisse sort de nos bouches quand nous parlons. Ambiance… Nous nous installons aussi vite que possible dans les duvets pour la nuit. Moment théoriquement privilégié pour dormir. Dormir ? Mon voisin bouge toute la nuit, incapable de trouver une position satisfaisante, et change même de sens, me repoussant contre la paroi de la tente tapissée de givre et le tapis de sol gelé. Malgré les boules en mousse qui atténuent le bruit des bourrasques de vent qui fouettent la tente, je ne dors pas de la nuit.

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Nous nous réveillons dans le coltard. Le vent est toujours aussi puissant, les rafales ne sont espacées que de quelques secondes. Y va-t-on ? A 5h, heure supposée de la mise en marche des réchauds, personne ne bouge. 5h30 : toujours rien. Nous sommes dans l’expectative jusqu’à ce que le verdict tombe : départ à 8h30. Cela nous laisse deux heures pour nous préparer. Branle-bas pour avoir de l’eau pour le petit déjeuner. Le réchaud chauffe à une vitesse d’escargot. Je n’ai pas le temps de boire. A dix minutes de l’échéance, je mets mes chaussures après m’être habillée comme un cosmonaute : deux couches en bas plus le Gore-Tex et le duvet, trois couches en haut plus le Gore-Tex et le duvet. Ainsi engoncée, il paraît impossible de se mouvoir…
Dès les premiers pas, je ne me sens pas bien. Rien dans les jambes, des nausées, des bouffées de chaleur… De la buée dans le masque de ski qui menace de geler instantanément et m’empêche de voir clair. Encombrée par les énormes moufles, je n’arrive pas à trouver les fermetures éclair ni faire une quelconque manipulation. Le vent envoie ses rafales en pleine face. Après quelques nouveaux pas dans la trace, je ne parviens toujours pas à prendre de rythme. Je tente juste de maintenir une distance constante avec Philippe, la dernière personne qui me précède. Il ne semble pas beaucoup plus en forme que moi, qui n’arrive toujours pas à mettre un pied devant l’autre et regarde avec fatalité les silhouettes qui montent dans la pente, si loin… Philippe s’éloigne de moi inexorablement, lui aussi. J’essaie mais mes jambes ne répondent pas et le souffle est court. Jetant le sac sur la neige, tournant le dos au vent, j’avale goulûment des gorgées de l’eau de la gourde que je réservais pour la journée. Je suis surprise de voir Gilles arriver à ma hauteur, pensant qu’il était parti devant avec les autres. Je partage mon eau, il m’attend et nous repartons ensemble. J’essaie de coller à ses semelles et adopter son pas de métronome, mais peine à enchaîner. Je me force.
Gilles est gentil de m’attendre, encore et toujours. Il dira plus tard qu’il n’était pas en mesure d’avancer plus vite ; j’en doute. Je me dis néanmoins qu’il représente la dernière chance d’aller plus haut et qu’il faut s’accrocher à ses pas. Une séquence de pas plus longue sans décrocher m’encourage, suivie d’une plus longue encore… C’est-à-dire une trentaine de pas sans s’arrêter… Tout est relatif, à cette altitude… Mais un peu d’influx revient. Nous nous rapprochons de Phil, ou bien est-ce lui qui faiblit ? A un rythme d’escargot, nous le dépassons. Je le houspille :
« Allez, Philippe, viens avec nous. »
Ayant fait une croix sur le sommet tant le retard pris sur les autres me semble rédhibitoire et ma lenteur désespérante, je m’attache à admirer les montagnes environnantes qui se découvrent peu à peu. Le vent souffle, sans doute à près de 70km/h en rafales. Les autres devant ont disparu derrière un mamelon. Cent cinquante mètres plus bas, nous voyons les tentes du camp 3, bien vulnérables sous les assauts du vent. Gilles, Phil et moi nous sentons seuls au monde. Nous sommes à 7300m.

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La trace, jusqu’alors essentiellement en traversée, prend maintenant droit dans la pente. Les sherpas ont fait des marches très grandes. Je dois lever le genou quasiment à hauteur du menton pour atteindre la marche suivante, puis pousser sur le quadriceps, le dos penché en avant et un bras appuyant sur le piolet. Des milliers de fois, à une altitude pourtant peu propice aux acrobaties…
Si tout va bien, il nous reste entre deux et trois heures d’efforts. Pffh… Je respire un grand coup et continue. Soufflant quand et comme j’en ai besoin, m’arrêtant quand je le veux, en un mot prenant enfin du plaisir aujourd’hui. Tranquille. Les jambes montent maintenant mécaniquement une douzaine de pas, avant de récupérer lors d’une courte pause puis de repartir. Le vent s’est apaisé, nous donnant un peu de répit.
Phil est devant moi mais la distance entre nous reste constante.
Le premier groupe que Gilles a rejoint parvient en haut d’une grande pente qui se redresse progressivement pour venir mourir sur une arête. C’est le but que je me fixe : là-haut, mon record d’altitude devrait être battu, et j’aurai sans doute une belle vue sur le sommet. Le temps n’a plus d’importance. Une seule chose à faire : mettre ses pieds dans les marches, l’un après l’autre. Je progresse calmement. Pas de vertige ni de mal de tête : cela me rassure et me laisse penser que je ne prends pas de risques en décidant de poursuivre. Je crois également avoir ensuite assez d’énergie pour redescendre.
Les autres atteignent l’arête. Je rejoins Phil qui souffre d’asthme à l’effort et fait une pause Ventoline, et le dépasse. Je monte dans un toboggan glacé qui monte droit jusqu’à l’arête, sur laquelle je vois Jean assis. Il y a beaucoup de bruit et de cris en provenance de cet endroit, et mon cœur fait un grand bond dans ma poitrine : est-ce là le sommet ?

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Je continue pendant une dizaine de minutes, voyant toujours Jean quand je lève les yeux. Que fait-il ? Que font tous les autres, que je vois soudain apparaître, projetant leurs ombres dans la pente sur fond de soleil rasant, et qui gesticulent ? Sommet ? Sommet !
Waouh ! Cela veut dire que Phil et moi allons atteindre le sommet, comme les autres ! Que peut-être ils nous ont attendus pour cela ! Sentant un regain d’énergie, ou plutôt une décharge d’adrénaline, boostée par les cris et encouragements de toute l’équipe sur l’arête, j’enchaîne des séries d’au moins vingt pas qui me mettent dans le rouge. Pas grave ! Je ris et pleure en même temps en les entendant hurler « Alle-e-e-e-z » et chanter « elle est tellement, elle est tellement phénoménale » en cadence… Extraordinaires, ces moments, inoubliables, quand une équipe entière gesticule et encourage à grands cris à presque 8000 mètres pour vous porter au sommet ! Ambiance digne d’une grande course de ski-alpinisme comme les connaissent Gilles et Mumu. Puis c’est le compte à rebours : dix, neuf, huit…. Trois, deux… je voudrais avoir une hésitation pour le dernier pas, le savourer, mais je suis happée par huit paires de bras :
« Ouai-ai-ai-ais, Marion, tu y es, c’est le sommet ! 100% de réussite pour toi sur les 7000 ! »
Je passe dans les bras des uns et des autres, pleurant de joie et d’émotion devant leur soutien et leur solidarité des derniers mètres. A 14h30, ce sommet du Kamet, encore plus beau parce que je n’y ai jamais vraiment cru.
Phil arrive, accueilli par le même décompte fantastique. Et les mêmes émotions, j’imagine.
Après la séance de photos, nous parcourons les derniers mètres sur l’arête. Le sommet est très beau, formé de vagues de neige dure sculptées par le vent. Vent qui souffle ici de façon régulière à environ 50km/h. Pas de géants à l’horizon mais partout autour de nous, de hauts sommets avec une densité remarquable. Epoustouflant. Je remercie Jean pour son idée de venir sur ce sommet, et son travail pour monter l’expédition. Sommet. Sommet !!!

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Nous enchaînons tous dans la descente, partagés en deux cordées qui s’engagent dans l’ombre et le vent qui a repris de la vigueur. La trace est plutôt raide, nous devons rester vigilants. Je descends comme un zombie et regarde fixement la cordée qui nous précède, conduite par Jean, dans un état second. Une seule chose importe, sur laquelle je me mobilise : rejoindre les petites tentes, sur le plateau au fond là-bas. Là est le refuge.
Gilles se reprend les pieds dans les crampons mais parvient à s’arrêter tout seul. Je ne me rends compte de rien, recroquevillée dans une bulle hermétique. Une fois désencordés, je fais des séries de pas puis m’assieds dans la neige, pour récupérer et pouvoir continuer. Je suis ailleurs. Où ? Dans un autre monde. Vidée de tout. De réactions, de sensations, d’envies. Insensible aux intempéries, au vent qui souffle à nouveau en rafales, à la neige qu’il soulève et qui pique le visage. Comme anesthésiée. Sachant juste que je dois atteindre la petite tente jaune, là-bas.
La trace a été recouverte par le vent et la progression est difficile. Je m’arête et tombe sur les fesses à des intervalles de plus en plus rapprochés. En bas, Jean se retourne pour voir si je continue à avancer. Finalement, tout le monde a regagné le camp et je suis seule, dans le froid et le vent, témoin d’une lumière du soir transparente. J’admire les montagnes. Rien ne presse. Rien n’a d’importance ? Ou bien, faut-il que cette journée étonnante ne finisse pas ? Ou encore, ai-je besoin de ce calme intérieur, de ce vide qui m’habite en ce moment précis, pour qu’il ne me quitte jamais ? Ou finalement, ai-je envie de cette solitude, pour mieux apprécier l’élan de solidarité qui m’a accompagnée au sommet ? Je sais qu’il faut rentrer, mais il n’y a pas d’urgence. Sinon l’idée de s’allonger et se reposer, mais, encore une fois, rien ne presse. Je marche avec une démarche digne de « On a marché sur la Lune ».
Parvenue à la tente, je suis hébétée et ne bouge pas d’un pouce pendant près d’une heure. Sans défaire une seule couche, pourtant raidie par le gel et les fermetures recouvertes de neige. 7756 mètres : je ne réalise absolument pas. Cette ascension s’est déroulée en dehors du temps, dans un autre monde. Merci Gilles, sans toi j’aurais peut-être fait rapidement demi-tour. Merci à tous pour vos encouragements.
Pour porter chance à tous, j’avais raconté mon expérience 100% réussie sur des sommets de plus de 7000 mètres. Puisqu’ils étaient en manque de réussite depuis plusieurs années, j’avais plaisanté en leur proposant :
« Touchez ma bosse, Messeigneurs ». Ils avaient ri. Comme, tout à l’heure, au sommet.

Le retour au camp de base avancé se fait dans une ambiance de fin de journée d’hiver dans les Alpes, avec la neige, le froid, les couleurs et les ombres propres à cette saison. La neige crisse sous les pas, les mousquetons cliquettent joyeusement sur le baudrier : bientôt la saison des cascades de glace ?

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